De cette pluri ethnicité découle quelques particularismes dans la structuration familiale qu’il est indispensable d’appréhender pour apporter des réponses adaptées en termes de prise en charge dans le secteur sanitaire et médico-social.
Une autre particularité est la structure familiale Guyanaise ; celle-ci est aussi différente de celle de la métropole. D’après les chiffres de l’INSEE, les femmes guyanaises sont plus fécondes que les femmes métropolitaines. En effet elles font en moyenne deux fois plus d’enfants que les femmes métropolitaines soit un indicateur conjoncturel qui oscille entre 3,5 et 4 enfants par femme. L’écart est important sur la tranche d’âge 13/27 ans et se réduit par la suite.
Le ménage se compose en moyenne de 3,3 personnes alors qu’en métropole il est constitué de 2,4 personnes. De plus « les ménages de 5 personnes ou plus sont proportionnellement trois fois plus nombreux qu’en métropole, ils représentent 24% des ménages contre seulement 8 % en métropole. » [12]
La structure familiale se caractérise par le fort développement de la monoparentalité. En effet, en 1999, 1/3 des familles sont des familles monoparentales et 9 fois sur 10 avec pour chef de famille une femme. La moitie de ces femmes chefs de famille sont inactives. « Ce sont dans les communes longeant le fleuve le Maroni que la monoparentalité est le plus développé. En effet, Papaichton, Grand-Santi, Apatou et Maripasoula sont aux quatre premières place du classement de la proportion des familles monoparentale » [13] ensuite viennent Cayenne et Saint Laurent du Maroni. « Papaïchton est la commune ou la monoparentalité est la plus répandue avec 58,8 %, suivie par Grand-Santi avec 57,1%. » [14] Dans l’Est guyanais, sur le fleuve OYAPOCK, la part des familles monoparentales est inférieure à 20%.
Cette étude ne nous permet pas de comprendre le phénomène par ethnie puisqu’elle est globale. Cependant nous savons que les communes ou la monoparentalité est la plus élevée concerne les villages où les Noirs Marrons sont les plus représentés.
Le système familial créole
Les Créoles issus du métissage des colons occidentaux et des esclaves africains, qui représentent la plus grande part de la population guyanaise, ont un système familial dit matrifocale.
En Guyane, il est fréquent d’entendre les expressions créoles : « fanm potomitan » [15] ou « fanm doubout » [16] qui placent la femme au centre de la famille lui conférant ainsi un rôle primordiale dans la structuration familiale. Cette structuration familiale afro-caribéenne a fait l’objet de diverses études anthropologiques, sociologiques et psychologiques la qualifiant entre autre de « matrifocale ». La première étude est attribuée à E. FRAZIER en 1939 qui met l’accent sur le rôle de l’esclavage puis de son abolition dans la désorganisation de la structure familiale. Il la qualifie alors de « famille maternelle ». Il faut attendre les travaux de R T SMITH en 1957 et 1973 puis ceux de F GRACCHUS [17] pour entendre parler de « famille matrifocale ».
Il affirme que la société esclavagiste a construit la structuration familiale autour de la femme et que les enfants se sont faits autour de la mère par une construction de jeux de pouvoirs. En effet, la société esclavagiste ne se limitait pas à un rapport de pouvoir entre un maître omnipotent et un esclave soumis. Le pouvoir du maître était renforcé par un réseau de pouvoirs. Il déléguait du pouvoir à certains protagonistes qui faisaient fonctionner la « machine esclavagiste » : le gérant, l’économe, le contremaître, et les femmes, entraînant alors entre les esclaves des rapports de pouvoir, et donc rivalités, haine, jalousie, division – division venant renforcer le pouvoir du maître et interdisant des résistances individuelles et collectives. Les femmes, et tout particulièrement les domestiques, les nourrices, les maîtresses du maître, les mères, les soignantes (infirmières, accoucheuses) et les marchandes sont investies de pouvoirs entre autre celui d’enfanter et d’éduquer ses enfants et ceux du maître (mère), pouvoir de capter le désir du maître et de le faire jouir (maîtresse). C’est donc le sexe de la femme esclave et sa fécondité qui lui ont donné ce pouvoir sur l’homme dans le système esclavagiste.
L’organisation matrifocale prendrait donc ses sources dans ce contexte de l’esclavage en lien direct avec les articles 12 et 13 du code Noir :
- «Les enfants qui naîtront de mariages entre esclaves seront esclaves et appartiendront aux maîtres des femmes esclaves, et non à ceux de leur mari, si le mari et la femme ont des maîtres différents ».
- «Si le mari esclave a épousé une femme libre, les enfants tant mâles que les filles suivent la condition de leur mère… si le père est libre et la femme esclave, les enfants seront esclaves pareillement».
Ainsi Viviane ROMANA, Docteur en psychologie clinique, spécialisée en psychothérapie interculturelle et intervenante auprès de jeunes en difficulté issus de l’immigration depuis une vingtaine d’années en Seine Saint Denis, précise dans une interview pour RFO Guadeloupe :
« Cette famille, qualifiée de « matrifocale », est structurée autour de la mère ou de la grand-mère. Les hommes sont absents, car souvent de passage. Ils engrossent et ils partent, encore soumis malgré eux à l’article 12 du code Noir […]. Le concept de matrifocalité désigne un certain type d’organisation familiale qui prévaut dans la Caraïbe et dans les Amériques noires. Elle se définit notamment par la place centrale qu’occupe la mère au foyer et l’absence du père. Cette position centrale et déterminante de la mère supplée la défaillance paternelle. C’est donc l’absence du père qui contraint la femme à occuper cette position matrifocale. Dans ce dispositif familial, la mère est décrite comme un être exceptionnel, forçant l’admiration de tous par son courage et sa force à affronter une situation économique souvent précaire. L’homme se distingue par son irresponsabilité, son machisme, son donjuanisme, et son alcoolisme. »
Elle précise de plus que « le caractère pathogène de la matrifocalité a fait l’objet d’une vive controverse dans la littérature anthropologique, sociologique et psychologique portant sur cette question. Des auteurs comme Simey, Frazier, Bastide, ont considéré cette organisation familiale bancale, déviante, pathologique. D’autres, notamment André, ont davantage insisté sur sa cohérence et sa ligne de force. »
Cependant, elle souligne, que cette structure matrifocale dysfonctionne de plus en plus au contact du modèle patriarcal français, lui-même en pleine mutation.
Peu utilisé en Europe, le concept de « matrifocalité » constitue une référence pour le modèle familial antillo-guyanais dans laquelle prédomine le lien mère-enfant qui forme l’unité de base de la structure.
« La dynamique matrifocale se polarise en effet sur la mère, référence première immuable et intouchable, parallèlement à une figure paternelle stigmatisée et condamnée par son absence. L’axe mère-enfant y est essentiel alors que le lien père-enfant est distendu et souvent même inexistant. » [18]
Le système familial noir marron [19]
Les Noirs-Marrons, issus de populations africaines très diverses, n’ont pas reconstitué leurs formes antérieures de culture. Ils sont à l’origine de véritables créations sociales fondées sur l’amalgame de traits culturels africains influencés par les institutions coloniales qui ont pesé sur leurs ancêtres. Ils font partie de différents « groupements » les Boni, les Djuka, les Paramaka qui se sont installés le long du Maroni et les Saramaka qui ont souvent préféré le littoral mais on retrouve de très nombreuses coutumes communes.
Les sociétés Noirs-Marrons suivent le principe de filiation matrilinéaire : la mère transmet la parenté et forme avec ses enfants l’unité économique de base du village. Chaque lignage constitue souvent un village à lui seul mais lorsqu’il devient trop important, une partie des villageois peut aller s’installer à proximité, formant ainsi une seconde formation indépendante mais toujours très liée à la première.
Le système familial amérindien [20]
Cette population n’est pas une entité : elle est composite. Les Amérindiens appartiennent en effet à différentes tribus dont les Wayampi et les Emerillon qui vivent plutôt du côté de l’Oyapock, le fleuve séparant la Guyane du Brésil ou encore les Wayana qui eux se sont installés sur le Haut-Maroni. Chaque ethnie a ses propres coutumes. Cependant, on retrouve de nombreux points communs.
Contrairement aux communautés Créoles et Noirs Marrons, le père s’occupe de ses enfants et la filiation patrilinéaire est privilégiée ; malgré cela le mari dans l’union endogame doit aller habiter dans la parenté maternelle de sa femme. Ainsi, ce sont les matrilignages qui se trouvent rassemblés dans l’espace du village. La famille est donc étendue et se compose d’une femme, de son mari, de ses filles et gendres, des enfants de ses filles et de ses fils non mariés. Nous constatons là encore que la place de la femme est primordiale.
Le système familial occidental [21]
Le modèle familial occidental traditionnel est quant à lui, fondé sur un couple composé d’une femme et d’un homme unis ou non par les liens du mariage et ayant des enfants communs. Cependant il ne constitue plus dans les faits le seul mode d’organisation de la vie familiale. Moins stables qu’autrefois, les couples, mariés ou non, sont affectés par des séparations de plus en plus fréquentes : environ une union sur trois, voire une sur deux en région parisienne, s’achève aujourd’hui par une rupture. Il en résulte donc un accroissement considérable du nombre de familles monoparentales sur tout le territoire Français.
Tous ces modèles familiaux s’entrechoquent et nécessitent à minima une prise de conscience des différences pour leur proposer des réponses adaptées tant en termes de prise en charge sociale, psychologique et médicale voire dans les constructions des habitats sociaux. Certaines d’entre elles ont un mode de vie très communautaire. Je ne propose donc pas un regard sur toutes les populations de la Guyane, car le système de soins et celui qui nous intéresse principalement (l’addictologie) cible essentiellement ceux que j’ai cités. Certaines populations restent très inaccessibles telles que les Hmongs ou les Chinois.
Tous ces systèmes de structuration familiale font peser sur la femme une lourde responsabilité qui, lorsqu’il y a « défaillance », viennent complexifier les démarches de prises en charge et plus particulièrement dans le secteur de l’addictologie.